Elisabeth participe à ma formation Vivre sa Nature…
femme pleine de vie, j’ai été saisie par cette histoire que j’ai reçu un matin…
J’ai tout de suite eu envie de vous la transmettre
Bonne lecture

Préambule indispensable pour mieux comprendre

Elie, c’est mon diminutif d’Elisabeth. En Casamance, on m’appelle ainsi, je me fais appeler ainsi.

Elie-junior fait donc référence à moi.

En Casamance, à Ziguinchor, je « vis » avec une famille nombreuse. Cette famille nombreuse compte « au moins » 13 personnes. Une tribu, quoi. Auguste est « mon » ami, je l’appelle Lion car il est né un mois d’août. Là-bas, on dit qu’il est « mon mari ». Je suis donc sa « seconde épouse » !!! Non officielle. Djiguène, surnom donné à sa femme, est ma sister, ma soeur, mon amie. Pour ses enfants, je suis la « tante » ou la « marraine ».

Auguste a épousé Djiguène en 2000, elle était veuve, était maltraitée dans sa propre famille, car elle avait refusé de se remarier avec un marabout qu’elle n’aimait pas. Veuve avec 8 enfants, dont deux petites jumelles, Awa et Adama. Tous les enfants de Djiguène appellent Auguste « Papa » et tous lui sont très reconnaissants de ce qu’il a fait pour eux et pour leur mère.

 

Contexte de la ferme

J’ai fait la connaissance d’Auguste alors que je faisais un reportage sur la rébellion en Casamance en 2010. Il faisait – et fait toujours – partie du « groupe de contact » auprès des combattants de la rébellion afin de trouver des solutions pour ramener dans cette région une paix définitive. On est parti ensemble en brousse, à la frontière bissau-guinéenne, au camp d’un des chefs rebelles. Une expérience assez unique. Ça a immédiatement « fonctionné » entre nous, on riait tout le temps, c’était très joyeux. Pour le remercier, je lui ai offert un mouton, la symbolique du mouton étant très importante là-bas.

En avril 2016, Lion-Auguste me demande de l’aider. A 65 ans et une vie de travail acharné dans toutes sortes de domaines, il se retrouve sans argent, n’ayant jamais cotisé et n’ayant rien pu mettre de côté. En Casamance, l’informel domine, c’est le système. Il n’a pas d’argent, mais il a une terre de 8 hectares dans le village de Soucouta, à 7 kms de Ziguinchor. Autrement dit de l’or à exploiter. Et Soucouta, un lieu chargé de sens, car c’est à son grand-père que l’on doit la fondation du village, puis à son père qui a repris le flambeau et est resté vivre seul dans ce village ravagé par les guerres entre rebelles et armées. Ce « sage » – guérisseur, féticheur – connu de toute la région, avait dispensé de nombreux bienfaits et distribué des lots de terre à ceux qui désiraient s’installer et travailler. Personne ne l’a oublié. Et son Bois Sacré qui veille sur notre petite ferme et sa case est respecté de tous. Pendant les moments forts de la rébellion, le village s’est vidé de ses habitants. Le père d’Auguste est quasiment décédé dans sa case, en 2000, démolie par la suite.

Il y a 4-5 ans, une ONG a décidé de permettre aux anciens habitants qui le souhaitaient de revenir cultiver leurs terres, en leur construisant une case et en ouvrant une école pour leurs enfants. Auguste a eu sa case et son lot de terre, hérité de sa famille (du moins ce qu’il en reste). Toutes les rizières sont à l’abandon, tout ne se reconstruira pas en un jour. La vie reprend doucement. Il n’y a ni eau, ni électricité, mais un puits, au pied de l’école et de la case. Une grande chance.

De l’aide ? Pour créer une petite ferme. Séduite par l’idée et le désir d’aller de l’avant, j’ai engagé les frais pour le bâtiment et on a commencé : poules, poulets de chair, canards…. et maintenant chèvres et moutons.

 

Les jumelles Awa et Adama – Adama a 22 ans aujourd’hui

Tous ses enfants sont brillants et travailleurs. Une de ses filles a passé brillamment son master 2 en Agroforesterie. Derrière elle, venaient Awa et Adama. Il y a 4 ans maintenant, peu de temps avant qu’elles ne passent leur bac, Awa se cogne sur une table au lycée. L’histoire de sa maladie commence ici. Il n’y a rien d’apparent, mais tout va dégénérer. Les parents et elle vont se battre pendant un an et demi pour tenter de la guérir. Tous les jours, Auguste l’emmènera sur mon petit scooter pour voir un guérisseur, devant l’impuissance de la médecine occidentale. En vain, elle finira par décéder après avoir été transférée à Dakar et transfusée. On ne saura jamais ce qu’elle a eu. En Afrique, on parle de « sort jeté à la famille ». Elle décède le 6 octobre 2016. L’été précédent sa mort, en plein hivernage (saison des pluies), les moutons d’Auguste meurent, et le manguier qui trônait dans la cour et apportait de l’ombre bienfaisante, s’assèche, perd ses feuilles et meurt. Je dis bien « s’assèche ». Toute la famille est impactée.

Ayant beaucoup aidé la famille, j’ai eu un moment de panique. Serait-il possible que, du fait de mon aide, je sois responsable de tout cela ? Ici, on ne supporte pas de voir quelqu’un réussir. On fait tout pour le détruire. Awa et Adama sont brillantes. Awa et Adama sont brillantes. vont rater toutes les deux leur bac… Suivront la maladie, la mort. Auguste m’a appelé au moment du décès, il était en larmes, « on a perdu Awa, on a perdu Awa »…. Auguste m’assure que je ne suis responsable de rien, que c’est « africain ».

Adama décidera avec bcp de courage de quitter Ziguinchor pour passer son bac plus sereinement, aidé par le fiancé de notre agro-forestière. Histoire de ne pas rester dans un contexte traumatisant où tout lui rappelait sa sœur, et alors que sa mère sombrait dans une sorte de mélancolie terrible – dont elle a du mal à sortir. Ici, pas de soutien psychologique.

Toutes ces années où j’ai connu Awa et Adama, les voyant inséparables, projetant toute leur vie à deux, je m’interrogeais : comment vont-elles réagir si l’une d’elle tombe amoureuse ou choisit « autre chose » que ce qui les liait comme par un pacte. Elles étaient quasiment « interchangeables », comme le sont beaucoup de vraies jumeaux.elles.

La vie, avec ses mystères et ses profondeurs insondables, en a décidé autrement. En les séparant – en apparence – par la mort de l’une d’elle. Je pense, et d’autres me rejoignent, qu’Awa a plus ou moins provoqué son accident qui allait la conduire à la mort, pour laisser vivre sa sœur Adama. J’en ai parlé avec un ami africain, guérisseur, qui m’a dit la même chose en analysant les photos des jumelles que je lui ai montrées. Awa disparaît physiquement, mais Awa est vivante au plus profond d’Adama. Et dans ‘autres membres de sa famille, bien sûr, mais l’impact n’est pas le même.

En avril, discutant avec Adama qui a choisi des études de physique-chimie pour faire de la recherche plus tard (ce qu’elles avaient décidé ensemble), elle m’avoue ne pas aimer ce qu’elle fait. Non pas qu’elle n’y arrive pas, mais ça ne l’intéresse pas. Je confie cela à Auguste qui se récrie : « mais, c’est ce qu’elle voulait faire avec Awa ». « Oui, mais maintenant elle est seule ». On en est resté là pour cela. A savoir qu’Auguste va tous les vendredis nettoyer la tombe d’Awa.

 

Elie et Elie Junior

Et voilà que va intervenir Elie-Junior qui n’est pas encore Elie-Junior, mais un poussin parmi les autres, un poussin d’un jour, arrivé à Ziguinchor avec 99 autres poussins, frères et sœurs, copains, copines, cousines !!!! Un voyage difficile et 15 heures depuis Dakar, dans un car, manquant d’air et d’eau. 30 d’entre eux ne survivront pas. D’habitude, on les achète à Ziguinchor, une fois le voyage assuré. Et voyant que 3 d’entre eux n’étaient pas en forme, je décide de les prendre à la maison, en créant une « poussinière-infirmerie ». Parmi eux, un petit handicapé aux pattes atrophiées, croqué par un chat qui s’est infiltré chez moi dans un moment d’inattention de ma part. J’ai eu du mal à réaliser et cela m’a bouleversé. J’ai donc mis les deux autres à l’abri dans ma chambre.

Le lendemain matin, je pars en ville en laissant deux poussins en forme, et je dis à mon coloc de jeter un œil sur nos « bébés » avant qu’il ne nous quitte.  A 13h, il me laisse un message pour me dire que l’un d’eux allait très mal, il était tout mouillé et était sur le point de mourir. Je prends le premier Jakarta (moto-taxi) et fonce à la maison. Je vois mon tout petit en train, effectivement, de mourir. J’éclate en sanglots, le prends dans ma main, il était gelé, je le mets au soleil pendant une demi-heure sans pouvoir me consoler. Et là, il s’est passé la chose suivante.

J’ai senti la mort traverser mon corps via ma main et mon bras, puis tout le corps, et une « apparition », une « vision » (appelons-ça comme on veut), Awa devant moi et le calvaire que la famille avait porté pendant un an et demi. Autant vous dire que j’ai mis 4 heures avant de pouvoir réagir et sortir de mes larmes. Inconsolable, mais je devais agir. J’ai mis les deux petits sous lampe chauffante, je leur ai mis un pot d’eau chaude dans leur caisse et ma petite bouillotte, ils se sont blottis dessus immédiatement. Mon petit malade ne mangeait pas et je devais le faire boire régulièrement. Le soir, n’étant pas sûre qu’il survive, je demande à Auguste de m’en apporter trois autres pour leur tenir compagnie. Je vois débouler trois petits en pleine santé qui sautaient partout. C’était tout mignon, je me demandais comment j’allais gérer cela.

J’avais créé dans la caisse, le coin « dodo » dans un petit carton, le coin « boisson » et le coin « grains » à picorer. J’ai passé toute la nuit à veiller mon petit. Je lui donnais à boire. Petit à petit, il a repris des forces et des… couleurs. Son poil a retrouvé un aspect normal. J’ai inventé pleins de trucs dans leur caisse. Notamment, leur mettre du grain sur une petite boîte, c’était bien plus drôle de manger dessus en s’asseyant sur la boite, plutôt que par terre. La « chauffeuse » attirait tout le monde la nuit. Si vous observez bien un poussin ou un poulet, ils passent leur temps à « danser », du moins à s’étirer de toutes leurs pattes, c’est marrant comme tout. Et le calme est revenu. Et mon petit a guéri.

Au bout d’une semaine, j’ai ramené ce petit monde au village, qu’ils retrouvent les leurs. Mon petit avait un petit retard de croissance mais était le premier à courir partout, à sauter dans tous les sens, à manger en s’installant dans la mangeoire car elle était trop haute pour lui, à boire. Bref, sauvé.

J’en récupère un autre, handicapé, pattes atrophiées. Sachant qu’il était au bout, je lui avais mis du duvet et de la douceur dans son nid. Il ne résistera pas longtemps. Il souffrait trop. J’ai demandé à un ami à la maison d’abréger ses souffrances. Lorsqu’il me l’a rendu, mort, le même phénomène s’est reproduit, Awa revenait. Pendant que je lui préparais son petit nid de plumes et de feuilles de mangue, je me suis dit « je ne peux pas garder ça pour moi ».

Je ne pouvais garder ça pour moi. Mais je ne pouvais non plus en parler aux personnes directement impliquées, sa sœur Adama, et sa mère Djiguène. J’aurais alors ouvert la boîte de Pandore et cela aura créé le pire, car personne pour récupérer la douleur et la souffrance. Je ne suis pas psy, même si j’en connais un paquet, et il aurait fallu que j’assure un suivi constant. Impossible de prendre une telle responsabilité sur mes épaules, sans avoir la certitude d’obtenir du mieux-être de part et d’autre. Mieux valait agir « à l’africaine ».

J’en ai parlé à mon ami, guérisseur qui m’a dit qu’il fallait faire, par une cérémonie au village, un acte pour « séparer » Awa de sa sœur. Pour purifier les lieux et protéger la famille et la maison en ville.

Restait à en parler à la famille, du moins à Auguste que je savais apte à comprendre ce qu’il m’arrivait et ce qui arrivait à travers moi. A peine avais-je commencé à parler qu’il fond en larmes (si rare pour un homme), touché au cœur, me disant et redisant les paroles que deux/ trois jours avant Adama lui avait redit « tu sais, papa, Awa, elle est en moi, on s’est promis toutes les deux de réussir pour pouvoir t’aider car tu nous as tant donné ». Mon Lion a pleuré pendant une demi-heure et on a bcp parlé.

Voilà comment est né Elie Junior, nom que lui a donné notre jeune Touba qui travaille avec nous. Elie Junior s’est servi de moi pour transmettre un message fort à moi et à ma famille. Elie Junior est devenu la mascotte, mais ce n’est pas fini, car depuis ce jour, il a cessé sa croissance, il ne pèse que 100 grammes, court mange boit mais ne grandit pas. Seules ses ailes se déploient. Je dis à Auguste en rigolant « ben oui, j’ai passé un pacte avec lui » !!! et Elie Junior de ne pas tout comprendre et de me raconter. « Ben, je suis arrivé avec des frères et sœurs, qui sont devenus grands comme mes parents, puis encore plus grands comme mes grands-parents » !!! A chaque nouvelle arrivée que nous avons, toutes les trois semaines, Elie Junior retrouve des petits frères et sœurs de sa taille, mais pas de son âge. Il a maintenant deux mois, et il attend mon retour au village pour me raconter tout ce qu’il a vu.

La cérémonie au village a eu lieu, toute la famille y a participé. Des « charités » ont été faites, le « sacrifice » d’une chèvre, des colas achetées et de menues choses. Des bains dans le bolong ont été pris, les vêtements changés, quelques bagues achetées. Ne manquait que moi qui a été associée à distance, tout cela le jour de la Pentecôte, jour ô combien symbolique pour moi, car, il y a 21 ans de cela, mon « ami-amant » Pierre-Mary, se suicidait un week-end de Pentecôte.

Depuis, je suis « habitée » par cela, et ne vous cache pas que les larmes coulent doucement sur mes joues en écrivant ceci. Des larmes, non de tristesse mais d’émotions, qui charrient la Vie et la Mort mêlées l’une à l’autre.

Dans deux semaines, un peu plus, je serai à nouveau là-bas. On se fera un grand clin d’œil avec Elie-Junior, je le reconnaîtrais parmi tous les petits, j’en suis sûre.

ELISABETH DU CLOSEL